Sunday, April 08, 2018

Les Noirs américains et l’impérialisme au tournant du XIXe siècle

 Les Noirs américains et l’impérialisme  au tournant du XIXe siècle :
race et dilemme patriotique
Serge Ricard


Traduction-adaptation de « Black Americans and U.S. Imperialism: Race and the Patriotic Dilemma »
In American Mosaic. Festschrift In Honor Of Cornelis A. Van Minnen, ed.William E. Leuchtenburg, Amsterdam: VU University Press, 2017. pp. 11-19


Les années 1890 et 1900 sont les pires décennies dans l’histoire des Afro-Américains depuis leur accession à la citoyenneté en 1868 (14e amendement). L’élan impérialiste de la fin du XIXe siècle, début du XXe s’accompagna dans les États du Sud d’une part d’un accroissement du nombre de lynchages de Noirs, de loin le moyen le plus barbare de contrôle de l’ordre social[1], d’autre part de la privation du droit de vote (disfranchisement) de la population de couleur et d’une ségrégation systématique mise en place grâce aux lois « Jim Crow » adoptées pour contrer les amendements de la Reconstruction. Cette privation des droits civiques s’accomplit par le biais de conventions constitutionnelles ou d’amendements au Mississippi (1890), en Caroline du Sud (1895), Louisiane (1898), Caroline du Nord (1900, Alabama (1901), Virginie (1901-1902), Géorgie (1908), et dans l’Oklahoma (1910). Pendant la même période, le Tennessee, la Floride, l’Arkansas et le Texas parvinrent au même résultat avec l’impôt préalable à l’inscription sur les listes électorales (poll tax), sort de cens ou capitation, et d’autres méthodes — comme « la clause du grand-père » (grandfather clause) qui excluait des bureaux de vote les anciens esclaves dont le grand-père ou le père n’avaient pas le droit de vote en 1867.  Alors que les démocrates du Sud étaient résolument en faveur de l’élimination du vote noir, les républicains dits lily-white le voyaient surtout comme un moyen de rendre leur parti plus respectable. Le mouvement profita au « compromis d’Atlanta » de Booker T. Washington, le célèbre éducateur Afro-Américain, une doctrine qui constituait « une renonciation du Noir à une participation active à la vie politique »[2]. Il est intéressant de noter qu’à l’époque le traitement par l’Administration républicaine des Cubains et des Hawaïens outre-mer ressemblait à s’y méprendre à la politique raciale sudiste, tant et si bien qu’elle semblait la justifier : « les implications du nouvelle impérialisme américain pour la politique raciale du Sud n’échappèrent pas aux artisans du mouvement de privation des droits civiques des Noirs (disenfranchisement) »[3]. Bien qu’il n’ait jamais condamné le mouvement, le président Théodore Roosevelt chercha à plaire aux électeurs noirs ainsi qu’aux républicains lily-white, sans négliger les démocrates partisans de l’étalon or, les Gold Democrats — opposants en 1896 du candidat officiel du parti, William Jennings Bryan ; malgré sa nomination de Noirs à des postes de fonctionnaires fédéraux, son invitation de Booker T. Washington à dîner à la Maison-Blanche et son périple triomphal dans le Sud, il se mit à dos tous les groupes avec sa tortueuse politique sudiste. Les relations entre Roosevelt et la communauté noire empirèrent après l’affaire de Brownsville les 13-14 août 1906, quand le 26e président ordonna le renvoi de l’armée pour manquement à l’honneur de 167 soldats noirs du 25e Premier Bataillon d’Infanterie de l’armée américaine, le régiment tenu pour responsable d’une fusillade mortelle  à Brownsville au Texas, et accusé de « conspiration du silence » pour avoir refusé de dénoncer les coupables. L’épisode marqua le déclin du républicanisme noir après quatre décennie de fidélité au parti de Lincoln[4].
Il y avait une triste ironie dans le fait que les États-Unis s’embarquaient alors dans une prétendue mission civilisatrice outre-mer alors qu’ils opprimaient chez eux leurs citoyens de couleur. La guerre hispano-américaine et l’occupation des Philippines allaient placer les Noirs américains devant un dilemme: accomplir leur devoir patriotique ne garantissait nullement que leur sacrifice leur vaudrait la reconnaissance de la nation et l’amélioration de leur condition, comme le prouverait bel et bien le sort qui leur serait fait après-guerre ; s’y refuser les ferait passer inévitablement pour antipatriotes. Débats et désaccords furent vifs au sein de la communauté afro-américaine, rendus plus intenses par la racialisation croissante de la société américaine. La guerre hispano-américaine et ses séquelles aux Philippines étaient inséparables de la lutte contre le racisme aux États-Unis mêmes, une illustration de ce que W. E. B. Du Bois appelle « la double conscience », « ce sentiment de toujours se percevoir à travers le regard de l’autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous contemple plein de mépris amusé et de pitié[5] ».
Comme le mouvement indigène « Hawaï aux Hawaïens » de la reine Liliuokalani dans le Pacifique, la guerre cubaine dans les Caraïbes suscita beaucoup de sympathie chez les Noirs américains. Au contraire de la plupart de leurs compatriotes blancs ils savaient que la population de Cuba était massivement d’origine africaine et considéraient la révolte comme « une guerre menée par des Noirs ». telle que symbolisée par l’un de ses plus grands héros, Antonio Maceo, dit «le titan de bronze ». Ils fantasmeraient même sur l’harmonie raciale et les relations interraciales pacifique en vigueur à Cuba et s’enthousiasmeraient pour la possibilité d’y émigrer. L’accès de chauvinisme auquel cède le pays en 1898 les affecte différemment. Ils étaient partagés entre deux sentiments contradictoires, d’un côté le désir d’accomplir leur devoir patriotique et de l’autre leur rancœur envers un gouvernement qui ne protégeait pas leurs droits et même permettait que l’on attente à leur vie et à leurs biens, renonçant ainsi aux liens réciproques qui le liait normalement à ses administrés. Pourquoi faire la guerre pour défendre son pays alors que le contrat social n’était pas respecté ? Pourquoi risquer sa vie pour un pays qui fermait les yeux sur leur oppression ? À quoi  bon verser son sang pour une patrie ingrate ? Une partie de la presse noire théorisait ce point de vue. Néanmoins, d’autres voix craignaient que les Noirs ne fussent encore plus ostracisés s’ils refusaient d’accomplir leur devoir civique et soutenaient qu’ils gagneraient à s’enrôler et à participer à cette guerre car cela légitimerait leur exigence de citoyenneté à part entière. D’autres encore célébrait le patriotisme passé des Afro-Américains et insistaient sur les gains politiques et économiques que leur participation à la guerre de Sécession leur avait valu.
Après que le président William McKinley eut lancé l’appel destiné à rassembler 125 000 volontaires à la fin avril 1898, le débat se déplaça vers le droit des Noirs de se battre car il paraissait clair  qu’on les excluait du corps politique. Il existait déjà quatre régiments afro-américains dans l’armée des États-Unis, deux régiments d’infanterie, le 24e R.I. et le 25e R.I., et deux régiments de cavalerie, le 9e R.C. et le 10e R.C. — les célèbres Buffalo Soldiers, quatre unités créées à l’origine en 1866 par une loi du Congrès. Ces quatre régiments devaient participer à la campagne cubaine et être une source de fierté pour la communauté noire. Mais le problème qui se posa au départ fut l’impossibilité de satisfaire le grand nombre d’Afro-Américains qui voulaient s’engager comme volontaire ; le pouvoir de remplir les quotas appartenait aux gouverneurs des États qui donnaient la priorité à la Garde nationale malgré le nombre restreints d’unités de couleur ; de plus, les milices noires étaient systématiquement négligées, à savoir les Afro-Américains qui servaient dans des milices d’État ségréguées. Cela déclencha des protestations dans la presse noire à l’échelle nationale. Finalement, l’Administration céda en mai après un appel de McKinley à la mobilisation de 75 000 volontaires supplémentaires. Le Président ne pouvait ignorer totalement l’électorat républicain noir. Il encouragea la création de dix régiments de volontaires fédéraux, les « Immunisés » (Immunes), comprenant des hommes du Sud dont on pensait à tort qu’ils étaient « immunisés » contre les maladies tropicales.
Une fois qu’un nombre plus grand d’Américains noirs eurent obtenu de servir dans l’armée, une autre controverse se développa concernant les pratiques racistes et discriminatoires de cette dernière. Il existait une forte opposition à la présence de Noirs dans l’armée régulière et, par conséquent, les soldats de couleur, tant réguliers que volontaires, subissaient constamment des humiliations, n’avaient que peu d’espoirs d’être promus et n’étaient pas respectés par leurs subalternes blancs. Le racisme institutionnalisé de l’armée empêchait tout progrès vers l’égalité. La campagne « pas d’officiers, pas de combat » exigea que les régiments de couleur fussent placés sous le commandement d’officiers noirs et non pas blancs comme le voulait la coutume. Mais le mouvement tourna court car ses partisans craignaient qu’il ne compromette les chances d’émancipation que la guerre offrait. Être autorisé à s’engager dans des régiments de volontaires et y servir comme officiers était malgré tout une victoire pour les Afro-Américains, mais ce progrès n’était que transitoire car ces unités seraient dissoutes après la guerre[6].
La participation à la guerre hispano-américaine ouvrit les yeux aux Noirs américains. Au cours de leur descente vers la Floride pour aller s’embarquer pour Cuba les régiments noirs furent confrontés au racisme flagrant et à l’hostilité des communautés du Sud où qu’ils soient cantonnés. Les nombreux volontaires venus du Nord n’avaient jamais rencontré pareille haine ; certains résistèrent à la ségrégation par la force, ce qui entraîna des représailles et intensifia la violence des Blancs. On était loin de l’accueil enthousiaste qu’ils avaient reçu des Américains tout au long du chemin dans le Nord. Les émeutes de Tampa des 6 et 7 juin 1898 résument les affrontements raciaux incessants qui opposèrent soldats et civils blancs aux troupes noires — affrontements desquels ces dernières furent systématiquement tenues responsables. Leur calvaire se poursuivit pendant leur transport à Cuba car la ségrégation était appliquée sur les navires.
Le corps expéditionnaire américain, fort de 17 000 hommes, quitta Tampa le 14 juin 1898 et atteignit Daiquiri une semaine plus tard. La première bataille de la campagne cubaine eut lieu à Las Guasimas le 24 juin 1898. Les troupes noires se battirent bien ; le 10e R.C. — les Smoked Yankees, comme les appelaient les Espagnols (Yanquis ahumados) — assistèrent de façon décisive les fameux « rudes cavaliers » (Rough Riders) de Leonard Wood et Théodore Roosevelt. Plus sanglantes furent les batailles de El Caney et San Juan Hill. Les unités de couleur — les troupes régulières des 24e et 25e R.I. et les 9e et 10e R.C. se distinguèrent une fois de plus. En fait, au dire de plusieurs témoins oculaires, le 10e R.C. évita aux Rough Riders d’être anéantis[7].
L’Amérique avait du mal à accepter le patriotisme et l’héroïsme des Noirs. Alors que la presse de couleur rayonnait de fierté en relatant les exploits des troupes noires à Cuba, la presse de l’Amérique blanche minimisait ou se moquait de leur contribution. Pourtant, leur courage et, parfois, leur héroïsme étaient attestés par d’innombrables témoignages de soldats, y compris par des officiers blancs et des combattants espagnols. Un coup inattendu fut porté à la fierté qu’inspirait aux Afro-Américains leur rôle dans cette guerre par le héros de San Juan Hill, le colonel Théodore Roosevelt,  qui avait été élu gouverneur de l’État de New York à son retour de Cuba. Après avoir loué à plusieurs reprises l’admirable contribution de l’infanterie et de la cavalerie noires, il se mit soudain à dénigrer leur comportement et à mettre en doute leur courage au feu dans un article sur les Rough Riders dans Scribner’s Magazine, déclenchant à cette occasion une controverse qui dura plus d’un an et fut même ravivée à la suite de l’affaire de Brownsville en 1906. Roosevelt refuserait de se rétracter et inclurait même dans son livre The Rough Riders, publié par Scribner’s l’accusation insultante sur la propension des Noirs à la couardise et la nécessité d’encadrer les troupes noires par des officiers blancs pour compenser leur prétendue incapacité à prendre des initiatives[8].
Dans la foulée de la victoire sur l’Espagne l’occupation et la pacification des Philippines suscitèrent un débat national qui se focalisa sur l’impérialisme et le « fardeau de l’homme blanc », et qui dans la communauté afro-américaine naturellement porta tout particulièrement sur la question raciale. Comme dans le cas de la rébellion cubaine la presse noire souligna les affinités raciales avec les Philippins qui luttaient pour leur liberté (« nos semblables », « nos cousins de couleur »), dénonçant les faux-semblants et l’hypocrisie de « l’anglo-saxonnisme » et l’argument du « devoir de civilisation ». Si fardeau il y avait, c’était celui que portaient les noirs américains opprimés et victimes de la ségrégation que les Américains blancs avaient un devoir de libérer — un thème fréquemment abordé. Ce type de raisonnement eut une résonance toute particulière dans les mois qui suivirent la fin des combats à Cuba du fait de la dramatique flambée de violence contre les Afro-Américains, notamment les horribles lynchages dont Emilio Aguinaldo, le chef des rebelles philippins, fit état dans sa propagande destinée aux soldats noirs qui servaient aux Philippines. Comme déjà noté, la presse noire était empêtrée dans un conflit moral et affrontait un dilemme :

Derrière leurs débats éditoriaux se profilait un dilemme que les Noirs américains ne résolurent jamais complètement durant toute la durée de l’insurrection philippine, un dilemme né de leurs obligations en tant que citoyens américains et de leur proximité idéologique et raciale avec les insurgés. Conscients de la tendance dans certains milieux à assimiler la critique de l’expansionnisme à de la déloyauté et de la trahison, ils hésitaient à adopter une position qui jetterait le doute sur leur patriotisme. En même temps, cependant, les citoyens noirs étaient très sensibles au « traitement subi par . . . les races à la peau sombre » aux Philippines et reconnaissaient que souscrire au contrôle américain de l’archipel à seule fin de prouver leur propre patriotisme revenait pour eux à se placer dans une délicate situation d’opposition à l’octroi à un peuple de couleur dans le Pacifique des libertés auxquelles eux mêmes aspiraient dans leur pays.[9]

Dans l’ensemble l’anti-impérialisme domina le débat, surtout après le départ pour l’archipel des troupes de couleur régulières que n’accompagna aucune des joyeuses célébrations qui avaient marqué leur embarquement pour Cuba un an plus tôt. Les Noirs qui soutenaient l’expansionnisme soit avaient été nommés à des postes fédéraux par McKinley, soit s’attendaient à l’être. Ces loyalistes exposaient le point de vue officiel de l’Administration sur l’expansion et insistaient sur ses avantages pour « la race » ou en appelaient au patriotisme du citoyen noir, mais ils n’étaient nullement au diapason de l’opinion majoritaire afro-américaine[10].
La coalition anti-impérialiste de 1898-1900 comprenait des appariements improbables ; les anti-impérialistes noirs se retrouvèrent en la compagnie de leurs oppresseurs, les démocrates sudistes qui craignaient l’adjonction à la population des États-Unis de dix millions de « nègres » appartenant à une race inférieure et qui, paradoxalement, étaient prêts à leur accorder l’indépendance au nom du principe du « consentement des gouvernés » alors qu’ils privaient les Noirs américains de cette même liberté. Les mêmes arguments racistes sous-tendaient les points de vue des impérialistes et anti-impérialistes blancs, qu’ils veuillent laisser les Philippins tranquilles ou qu’ils veuillent les civiliser. En fait, comme le proclamait W. E. B. du Bois, « le problème du XXe siècle [était] la ligne de partage des couleurs (the color line) » qui coïncidait avec la poussée expansionniste de la nation américaine et de ce fait devint partie intégrante de l’argumentation des deux camps[11]. L’accusation la plus efficace contre les anti-impérialistes consistait à les traiter d’antipatriotes et à assimiler la critique à de la trahison, comme cela se produisit pendant la campagne électorale de 1900. Les Noirs y échappèrent car ils étaient moins audibles que leurs homologues blancs au sein du Parti démocrate ou de la Ligue anti-impérialiste. Deux ans plus tard, pendant la controverse sur les exactions de l’armée et l’emploi de la torture dans l’archipel, le président Roosevelt, dans son discours le jour du souvenir des morts pour la patrie (Memorial Day) au cimetière d’Arlington, le 30 mai 1902, s’en pris sans ménagement aux anti-expansionnistes du Parti démocrate ; il dénonça leur sollicitude à l’égard les Philippins et l’hypocrisie de leur point de vue humanitaire, comme il l’avait fait en 1900, comparant la violence exercée par l’armée américaine contre les rebelles, qu’il minimisait, et les lynchages dans le Sud raciste, qu’il estimait beaucoup plus barbares et dégradants[12].
Avec la vague de « négrophobie » qui s’empara de tout le pays les citoyens noirs ne mirent pas longtemps à « s’apercevoir que les préjugés raciaux ne se limitaient pas au Sud profond »[13]. De plus, la guerre aux Philippines pour soumettre « nos petits frères de couleur » les aida à se rendre compte que la « phobie des peaux sombres » (colophobia) existait dans tout l’Occident, comme le soulignèrent W. E. B. Du Bois et d’autres à la Conférence panafricaine qui se tint à Londres en juillet 1900. Les impérialistes révélèrent également leur vraie nature lorsque les États-Unis se joignirent à l’expédition internationale rassemblée pour écraser la rébellion des Boxers en Chine au nom de la politique de la « porte ouverte », ce qui incita certains des critiques noirs à demander à McKinley de maintenir plutôt une « porte ouverte » pour les Afro-Américains aux États-Unis. Le plus révélateur toutefois fut l’expérience philippine des Noirs, celle des soldats et correspondants de guerre qui furent témoins du mépris des Blancs pour les autochtones et de l’institution de la ségrégation par les forces d’occupation. La « pacification » tournait à la guerre raciale[14]. William Jennings Bryan, le candidat démocrate à l’élection présidentielle de 1900, qui avait déclaré que l’impérialisme était la question primordiale de la campagne était parfaitement conscient de l’importance du vote noir qu’il courtisa assidument. Bien qu’hésitant dans l’ensemble à abandonner les républicains, un certain nombre de Noirs se détournèrent du parti de Lincoln pour soutenir le programme démocrate. ; ils n’étaient pas indifférents aux sirènes de l’anti-impérialisme et sa défense de la liberté, comme l’attestent les articles parus dans de nombreux journaux et hebdomadaires afro-américains pendant la campagne. Willard B. Gatewood, Jr., note que  « dans des proportions extraordinaires l’hostilité des Noirs fut dirigée à l’encontre du candidat républicain à la vice-présidence, Théodore Roosevelt ». Son dénigrement des troupes noires à Cuba leur restait sur le cœur ; son image dans une bonne partie de la communauté noire était celle d’« un raciste ingrat qui avait contesté la vaillance et la bravoure des soldats noirs qui lui avaient sauvé la vie ». Loin de retirer ses propos il avait maintenu son appréciation négative de l’année précédente, rédigée en des termes insultants qui faisaient écho aux préjugés habituels des Blancs, attribuant la prétendue panique des soldats noirs « aux superstitions et frayeurs du nègre, naturelles chez ceux qu’une seule génération sépare de l’esclavage et à peine plusieurs de la pire barbarie ». À l’approche de l’élection, il atténua ses critiques, sans toutefois convaincre, le 7 octobre 1900, dans une interview accordée au reporter d’un journal de Chicago, évitant toute allusion à la couardise des Noirs[15].
Les soldats noirs américains aux Philippines étaient les auxiliaires réticents de l’empire, traités aussi mal par leurs frères d’armes que les autochtones dont ils avaient la charge, déchirés entre leur empathie raciale et leur devoir patriotique, furieux de faire partie d’un groupe minoritaire opprimé non-blanc engagé dans la soumission d’une population non-blanche dans une guerre  coloniale. Leurs lettres au pays ne faisaient guère mystère de leur conflit d’allégeance. En décembre 1900, les forces américaines comptaient 70 000 hommes et officiers, dont plus de 6 000 Noirs dans l’armée régulière et chez les volontaires. Aguinaldo et ses hommes, qui espéraient une victoire démocrate en novembre 1900, avaient intensifié leur résistance à l’armée d’occupation. Leur propagande suivait attentivement la situation socio-politique aux États-Unis ; ils étaient très au fait des activités des anti-impérialistes et parfaitement au courant des émeutes raciales et des lynchages qu’ils utilisaient habilement pour décourager les troupes noires et éveiller leur sympathie raciale. Les « Negritos americanos », comme les appelaient affectueusement les Philippins, se battaient bien et étaient complimentés en maints endroits ; ils étaient également des agents du processus d’américanisation : supervision des élections, mise sur pied des systèmes éducatifs et juridiques et entretien des installations relatives à la santé publique. Ils se mêlaient à la population et rencontraient des gens socialement ; au contraire des soldats blancs qui les traitaient de « moricauds » (niggers), ils respectaient les autochtones[16].
L’ironie découlant de l’emploi de troupes de couleur pour réprimer l’insurrection philippine n’avait pas échappé aux anti-impérialistes. Le pittoresque personnage irlando-américain de l’humoriste Finley Peter Dunne, Mr. Dooley, résumait d’une formule plaisamment provocante l’absurdité de la situation en parodiant le célèbre poème de Rudyard Kipling : « Saisissez-vous du fardeau de l’homme blanc et passez-le aux nègres ». Roosevelt adora la « délicieuse » la formule de Dunne qui mettait en évidence l’incongruité de la théorie expansionniste, mais n’était « pas encore prêt à abandonner la théorie »[17]. Étant donné la position inconfortable des Afro-Américains dans cette guerre, il est surprenant que seulement une douzaine d’entre eux aient déserté pour rejoindre la rébellion. Le phénomène ne mérite d’être noté que parce qu’il y en eut si peu, moins que parmi les régiments blancs où les désertions avaient d’autres raisons. Le déserteur le plus connu est David Fagen du 9e Régiment de Cavalerie qui déserta le 28 novembre 1899, puis fut capturé et tué à la fin novembre 1901, grâce à un plan concocté le général Frederick N. Funston, auteur de la capture d’Aguinaldo. En tant que déserteur ayant embrassé la cause de la libération des Philippines, il inspira un roman polémique deux ans plus tard, Loyal Traitors (traîtres loyaux) de Robert L. Bridgman, et son acte rappelle le cas de John W. Calloway qui en 1900 exprima sa solidarité avec le peuple philippin, critiqua par écrit la politique américaine dans l’archipel et fut renvoyé pour conduite déshonorante. À vrai dire, malgré leur statut inférieur dans l’armée et la permanence de la discrimination et des humiliations, les soldats noirs restèrent massivement loyaux au drapeau américain. Ils continuèrent d’espérer que leur bilan leur vaudrait une augmentation du nombre de régiments noirs et de nominations d’officiers noirs, et leur ouvrirait des possibilités d’avancement. Le projet de loi sur la réorganisation de l’armée en février 1901 fut une déception sur tous les plans. Néanmoins, les soldats noirs sur l’archipel faisaient état positivement des opportunités dans l’agriculture et les affaires qui s’offraient aux Afro-Américains entreprenants[18].
Le 4 juillet 1902 Théodore Roosevelt annonça la fin de l’insurrection et proclama une amnistie, une décision tactique qui découragea les rebelles et coupa l’herbe sous les pieds de la Ligue anti-impérialiste. À l’automne, la plupart des troupes de couleur étaient de retour, à l’exception de celles qui furent rendues à la vie civile sur place. Leur retour attira moins de publicité que celui des vétérans noirs de la guerre hispano-américaine. L’impérialisme avait cessé d’être un sujet de discussion dans la communauté noire ; l’empire américain outre-mer était un fait acquis, une donnée nouvelle. L’acquisition de possessions territoriales avait engendré un intérêt pour l’émigration des Noirs à Cuba, à Hawaï ou aux Philippines — désignées par la presse afro-américaine  de « paradis pour les hommes de couleur » — entretenu par l’attrait d’une vie meilleure dans des sociétés multiculturelles qui offraient un échappatoire à l’oppression et à la misère. Les démocrates sudistes comme le sénateur de l’Alabama John T. Morgan prirent en marche le train des projets d’émigration dans lesquels ils voyaient la solution du « problème noir » aux États-Unis. Roosevelt nomma T. Thomas Fortune du New York Age commissaire spécial à Hawaï et aux Philippines pour y étudier la faisabilité du plan Morgan, mais finalement, l’opposition conjointe à la fois des Noirs et des Blancs, pour des raisons entièrement différentes sonna le glas du projet. De plus, le remplacement de William H. Taft, gouverneur civil des Philippines, par Luke E. Wright, un ex-soldat confédéré du Tennessee, diminua l’intérêt de l’archipel aux yeux des Noirs[19].
L’expérience afro-américaine à Cuba et aux Philippines leur laissa un goût amer. Leur sacrifice  n’entraîna pas comme ils l’espéraient une amélioration de leur condition ; le pays fut très vite oublieux après une reconnaissance éphémère de leur service à la nation ; la ségrégation et les tensions raciales ne disparurent pas mais au contraire s’étendirent au Nord. L’homme noir était le laissé pour compte de l’empire ; les Américains blancs semblaient se préoccuper davantage des peuples colonisés que de leurs concitoyens noirs. Comme l’écrivait Edward E. Cooper dans le Colored American, « [il] semble que nos amis blancs aient coutume d’accorder leur sympathie à l’homme noir le plus éloigné possible de leur vue » [20].


[1] Manfred Berg, Popular Justice: A History of Lynching in America (Chicago: Ivan R. Dee, 2011), 90-116.
[2] C. Vann Woodward, Origins of the New South, 1877-1903 (1951; Baton Rouge, Louisiana State University Paperback, 1966), 323.
[3] Woodward, Origins of the New South, 325.
[4] Woodward, Origins of the New South, 321-326, 461-467; Emma Lou Thornbrough, “The Brownsville Episode and the Negro Vote,” The Mississippi Valley Historical Review 44.3 (December 1957): 469-493; Ann J. Lane, The Brownsville Affair: National Crisis and Black Reaction (Port Washington, N.Y.: Kennikat Press, 1971); John D. Weaver, The Brownsville Raid (College Station: Texas A&M University Press; 1992); Edmund Morris, Theodore Rex (New York: Random House, 2001), 453-455, 462-468, 481-482; Mark Tomecko, “Jumping ship: The Decline of Black Republicanism in the Era of Theodore Roosevelt, 1901-1908,” M.A. thesis, University of Akron, 2012.
[6] Willard B. Gatewood, Jr., Black Americans and the White Man’s Burden, 1898-1903 (Urbana: University of Illinois Press, 1975), 17-21, 22-40, 154-179; Lisa Brock, “Back to the Future: Black Americans and Cuba in the Time(s) of Race,” Journal of African and Afro-American Studies 12.1 (1994): 9-32; Timothy D. Russell, “African Americans and the Spanish-American War and Philippine Insurrection: Military Participation, Recognition, and Memory, 1898-1904,” Ph.D. dissertation, University of California, Riverside, 2013, 16-33, 52-106.
[7] Russell, "African Americans and the Spanish-American War and Philippine Insurrection," 115-162; Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 41-54; 47-55, 57-60.
[8] Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 102-108, 201-204; Theodore Roosevelt, “Rough Riders,” Scribner’s Magazine 25 (April 1899): 436; Roosevelt, The Rough Riders, Introd. William N. Tilchin (1899; New York: Barnes & Noble, 2004), 79-81.
[9] Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 187-188.
[10] Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 180-221, 250-253, 258.
[11] Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 255. Sur Du Bois et “la ligne de couleur” voir http://www.gutenberg.org/files/408/408-h/408-h.htm (accessed November 30, 2016).
[12] Richard E. Welch, Jr., Response to Imperialism: The United States and the Philippine-American War, 1899-1902 (1979; Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 1987), 143-145; Michael Patrick Cullinane, Liberty and American Anti-Imperialism, 1898-1909 (New York: Palgrave Macmillan, 2012), 140-141; Roosevelt, The Letters of Theodore Roosevelt, ed. Elting E. Morison, John M. Blum, et al., 8 vols. (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1951-1954), 3: 268, n. 2; Roosevelt, Presidential Addresses and State Papers, Homeward Bound Edition, 8 vols. (New York: The Review of Reviews Co., 1910), 1: 60-61.
[13] Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 222.
[14] Ibid., 222-231Sur la racialisation de la conquête et l’administration des Philippines, voir Paul A. Kramer, The Blood of Government: Race, Empire, The United States, and the Philippines (Chapel Hill: The University of North Carolina, Press, 2006), 114-116, 121-124, 130-157.
[15] Roosevelt to Robert J. Fleming, May 21, 1900, Morison, Blum, et al., eds., Letters of TR, 2: 1304-1306; Chicago Daily News, October 7, 1900, Indianapolis Freeman, October 13, 1900; Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 232-245, 247, 249, 254.
[16] Willard B. Gatewood, Jr., Smoked Yankees and the Struggle for Empire: Letters from Negro Soldiers 1898-1902 (Urbana: University of Illinois Press, 1971); Gatewood, Black Americans and the White Man’s Burden, 262-263, 274-282, 285-286.
[17] Gatewood, Black Americans and the White Man’s Burden, 286-287; Finley Peter Dunne, Mr. Dooley in the Hearts of his Countrymen (1899; Boston: Small, Maynard & Company, 1914), 225; Roosevelt to Finley Peter Dunne, January 6, 1900, Morison, Blum, et al., eds., Letters of TR, 2: 1134.
[18] Gatewood, Black Americans and the White Man’s Burden, 287-292; Russell, “African Americans and the Spanish-American War and Philippine Insurrection,” 170-171, 179-188, 192-215.
[19] Gatewood, Black Americans and the White Man's Burden, 293-317.
[20] Gatewood, Ibid., 324, quoting Washington Colored American, April 26, 1902.

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