Monday, March 01, 2010

La politique étrangère de Barack Obama (An I)

CONFÉRENCE AU CENTRE FRANCO-AMÉRICAIN DE RENNES LE 28 JANVIER 2010
Serge Ricard (Sorbonne Nouvelle)

Barak Obama pourra-t-il tenir ses promesses de candidat ? Enlisement en Afghanistan et fin de non-recevoir en Israël sont autant d’obstacles à une politique étrangère prétendument en rupture avec l’ère Bush, dont l’annonce médiatisée n’a pas eu l’effet escompté, au Proche-Orient, notamment. D’autres défis l’attendent: une meilleure prise en compte de l’Union européenne, l’élaboration d’une véritable politique africaine, une redéfinition des rapports avec l’Amérique latine, la recherche d’un accord avec les États « voyou » (Iran, Corée du Nord), ainsi qu’un raffermissement des relations avec l’Inde et l’Asie (notamment la Chine et le Japon), en attente d’un meilleur partenariat.


"Le diplomate Obama, prix Nobel de la paix : Hercule ou Sisyphe ?"

Il est assez symbolique que les États-Unis aient élu président un sang-mêlé, né à Hawaii (donc, pour la première fois, hors des États-Unis continentaux) d’une mère blanche et d’un père kenyan, alors que le monde du troisième millénaire se métisse de plus en plus, que les Occidentaux ne représentent qu’un gros milliard sur les six milliards et demi d’habitants que compte la planète et que l’Amérique et l’Europe sont concurrencées économiquement et défiées politiquement par les peuples anciennement colonisés ou dominés. On notera que pour le commun des Américains Barack Obama est noir, un point c’est tout, et que le terme « métis », employé à son propos par la presse française souligne certes positivement la symbolique multiraciale, mais atténue l’impact négatif du mot « noir » dans une société encore très marquée par le racisme, quoique plus subtilement que par le passé. L’avenir nous dira si cette élection a constitué une anomalie ou si elle marque la fin des préjugés raciaux aux États-Unis. Il n’est pas surprenant qu’Obama ait gagné dans la plupart des régions une majorité de suffrages (je parle des votants et non des grands électeurs), sauf dans le Sud, où il ne remporta que le Delaware, le District de Columbia, le Maryland, la Caroline du Nord, la Floride et la Virginie, et où John McCain l’emporta partout ailleurs, notamment dans le « Sud profond » (Alabama, Arkansas, Georgie, Louisiane, Mississippi, Caroline du Sud, Tennessee, Texas), auquel il faut ajouter d’autres États méridionaux (Arizona, Kentucky, Oklahoma, Virginie-Occidentale). Rappelons que ce scrutin ne fut pas seulement historique en raison de la personnalité du vainqueur : 131 millions de citoyens américains votèrent alors, soit le taux le plus élevé depuis 40 ans avec une participation de 61%, et accordèrent en fait leur voix aux grands électeurs du collège électoral (car le président des États-Unis n’est pas élu au suffrage direct): 365 pour Obama contre 173 pour son rival républicain John McCain. Comment les États-Unis, quarante ans après l’assassinat de Martin Luther King, ont-ils pu placer un Noir à la Maison-Blanche ? D’abord parce qu’ils avaient peur de la crise — il ne faut pas oublier que la politique intérieure est toujours déterminante dans une élection présidentielle américaine, si l’on excepte les deux guerres mondiales et la guerre du Vietnam — et d’autre part parce que le candidat démocrate était le meilleur, et donc le plus rassurant. Il n’est que de songer au tandem très professionnel Obama-Biden (pour la première fois deux non-WASP, un Noir et un catholique) et au contraste qu’offrait l’association entre un vieux politique, certes respectable et par maints côtés progressiste, et une quadragénaire inexpérimentée et inculte politiquement, grossièrement réactionnaire, jouant de son charme, sinon de ses charmes, pour séduire un électorat machiste et conventionnel, rêvant de l’Amérique d’antan, sans doute celle qui respectait la Bible, ne connaissait pas l’avortement et maintenait les Noirs à leur place… Et qui a voté Obama dans cette Amérique post-droits civiques qui a inventé le « politiquement correct » comme feuille de vigne du racisme ? Les sondages de sortie des urnes sont éloquents : 43% des électeurs blancs (mais 54% des jeunes blancs), 95% des Noirs, 67% des Hispaniques, 62% des Asiatiques, 66% des 18-29 ans et 69% des nouveaux électeurs (qui votaient pour la première fois et dont la mobilisation fut exceptionnelle).

Un an s’est écoulé depuis l’inauguration du nouveau président, deux mois et demi après une élection qualifiée d’historique par tous les médias américains, comme par le reste du monde, qui, incidemment, avait fait d’Obama son favori tant George W. Bush, l’apprenti sorcier de la guerre contre le terrorisme, était honni après huit ans d’unilatéralisme arrogant et dévastateur. Et que voyons-nous (mais Hubert Védrine nous dirait qu’un bilan au bout d’un an n’a pas de sens) ? Un engagement en Afghanistan, annoncé pendant la campagne par le candidat Obama et confirmé depuis son entrée en fonction, l’envoi de renforts curieusement assorti d’un calendrier de retrait, ainsi qu’une extension du conflit au Pakistan et l’apparition au Yémen d’une nouvelle zone à risques ; des problèmes avec l’Iran après un effort de dialogue et l’envoi d’un émissaire mandaté dans ce sens ; un discours remarqué au Caire en direction du monde arabe suivi des diatribes anti-Obama d’Al-Qaïda ; une reculade sur la colonisation en Palestine ; l’humiliation infligée par la Chine au président des États-Unis lors de son récent voyage dans l’Empire du Milieu (les autorités ont empêché la retransmission de son discours devant les étudiants de Shanghai), à laquelle s’est ajouté l’envoi de responsables de deuxième ordre pour négocier avec lui lors du sommet de Copenhague sur le climat (avant que le premier ministre, Wen Jiabao, à la dernière minute, ne consente finalement à lui accorder une audience) ; et, plus près de Washington, le refus de la Maison-Blanche de lever comme promis un embargo de 47 ans contre l’île de Cuba, dont on a peine à croire qu’elle représente depuis 1959 un danger pour l’Amérique — pour ne citer que quelques exemples négatifs. La surprenante attribution du Prix Nobel de la Paix au nouvel hôte de la Maison-Blanche — cadeau empoisonné, comment l’ont noté de nombreux observateurs — a donné la mesure des espoirs placés dans le 44e président, mais le jury a pris ses désirs pour des réalités peut-être en devenir, nul ne le sait, s’est appuyé sur des potentialités.

Nonobstant l’emballement sentimental des Européens notamment, il convient de rappeler quelques évidences. Obama, comme tout président américain, se doit de défendre en priorité les intérêts de son pays — America First, l’Amérique d’abord — et maintenir pour ce faire sa supériorité militaire d’hyperpuissance. Il ne fallait donc pas s’attendre sur le fond à une politique étrangère en rupture totale avec l’ère Bush. On voit bien que la Realpolitik a continué, et continuera, de prévaloir, mais avec des changements dans la forme — un retour au multilatéralisme et à la coopération internationale, et notamment à la concertation avec les alliés des États-Unis — et un habillage idéaliste plus marqué de cette politique, comme la fermeture annoncée de la prison de Guantanamo.

Je ne tiens pas à me faire l’avocat du diable, à ricaner que le miracle n’a pas eu lieu et prétendre, selon une expression bien connue en anglais américain, que « plus ça change, plus c’est la même chose ». Il n’y a pas eu de miracles pour l’instant mais il y a des changements notables, bien qu’il ne faille pas négliger l’élément de continuité, on le verra. Changement de ton, d’abord, à l’égard du monde arabe et musulman. Al-Qaïda ne s’y est pas trompé qui tire à boulets rouges sur le successeur de Bush comme s’il s’agissait du même homme. Changement de politique aussi, sur l’État de droit et le respect des libertés, par exemple, ce qui n’exclut pas un combat accru contre le terrorisme. Il y a eu des erreurs aussi : se prononcer solennellement pour un gel total de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, posé comme condition sine qua non d’une relance du processus de paix pour ensuite céder aux exigences d’Israël a placé d’emblée l’Administration Obama en position de faiblesse au Proche-Orient.

Les raisons d’espérer sont cependant très nombreuses. Barack Obama est un président dont le parcours et la réflexion tranchent avec la formation et le bagage intellectuel de ses prédécesseurs, immédiats ou lointains. Le contraste avec George W. Bush est bien sûr abyssal. Son intelligence, son passé et son charme le rapprochent du talent, de la classe et du cosmopolitisme d’un Bill Clinton ou d’un Jack Kennedy, sans remonter aux deux Roosevelt, Franklin dans les années 1930 et 1940, et Théodore, premier président du XXe siècle, et premier Prix Nobel de la Paix, moins bien traité par l’Histoire que son rival et successeur, Woodrow Wilson, promoteur de la Société des Nations, dont il ne parvint pas à faire des États-Unis un État-membre à part entière. C’est surtout sa sensibilité au reste du monde qui le distingue de nombre de ses compatriotes dont tous les observateurs avertis des États-Unis ont noté l’esprit de clocher à l’échelle d’un sous-continent et l’ignorance des peuples étrangers et de leur culture ; il la doit à ses origines bi- (voire multi-) cuturelles, à son enfance et sa jeunesse en Indonésie et à Hawaï, ainsi qu’à ses contacts familiaux en Afrique.

Il est intéressant de relire ses réflexions sur la politique étrangère américaine dans son livre-programme de 2006, L’Audace d’espérer. Le chapitre qu’il y consacre (Obama, pp. 320-382) commence précisément par l’Indonésie, qu’il connaît fort bien et qu’il prend pour métaphore « du monde au-delà de nos frontières » et pour illustration du meilleur et du pire de l’influence américaine depuis 1945 : la libération de peuples colonisés, la création d’institutions internationales pour gérer le monde de l’après-guerre ; « la tendance à percevoir les nations et les conflits à travers le prisme de la guerre froide » ; « l’inlassable promotion du capitalisme à l’américaine » et des multinationales ; l’acceptation, parfois accompagnée d’encouragements, de la tyrannie, de la corruption, et des dégradations de l’environnement « quand cela servait nos intérêts » ; « notre conviction optimiste, une fois la guerre froide terminée, que les Big Macs et l’Internet mettraient un terme aux conflits historiques » ; une foi aveugle dans le mondialisme malgré les dangers qu’il recélait. Dans ces pages Obama n’est d’ailleurs pas avare de commentaires sur une politique extérieure qui remonte aux origines de la république américaine et pour laquelle il dresse un bilan « mitigé ». Il s’y montre également particulièrement lucide. La politique de l’Amérique tantôt a témoigné d’une grande clairvoyance, d’une réelle vision de l’avenir du monde, d’une fidélité à ses principes fondateurs et d’une et de générosité à l’égard des autres nations ; tantôt elle s’est fourvoyée, a ignoré les légitimes aspirations d’autres peuples, a compromis le crédit, et la crédibilité, des États-Unis, ce qui a contribué à rendre le monde plus dangereux.

Ces ambiguïtés, à ses yeux, s’expliquent par les tiraillements que connaît la jeune république dès sa naissance en 1776, avec une méfiance compréhensible des intrigues du Vieux Monde, d’où son isolationnisme, recommandé par George Washington, et la conviction qu’elle représente un espoir pour l’humanité, d’où sa tendance ultérieure à se découvrir une « destinée manifeste », à exporter le républicanisme de la révolution américaine, à « étendre le domaine de la liberté », selon l’expression d’Andrew Jackson, fût-ce par l’expansion territoriale, dont Thomas Jefferson donne le coup d’envoi avec l’achat de la Louisiane en 1803 et l’expédition Lewis et Clark : en soumettant les tribus indiennes jusqu’à la fin du XIXe siècle ; en privant le Mexique de la moitié de son territoire en 1848 ; en acquérant, dans la foulée de la guerre hispano-américaine de 1898, Porto Rico et les Philippines (sésame espéré du fabuleux marché chinois), dont la rébellion est écrasée. Théodore Roosevelt ajoute en 1904 un corollaire à la doctrine de Monroe qui investit les États-Unis d’un devoir de police dans « l’hémisphère occidental » et l’Amérique devient pour un temps une puissance coloniale sur le modèle européen avant d’opter pour l’empire informel dont les prémices et les jalons sont posés, sans succès, en 1919 par Woodrow Wilson, architecte d’un nouvel ordre international qui veut rendre le monde « sûr pour la démocratie ». Il faut attendre la fin de le Seconde Guerre mondiale pour voir les États-Unis de Franklin Roosevelt réussir à imposer la grande vision wilsonienne d’un monde stabilisé, mise en sommeil pendant presque deux décennies d’isolationnisme intransigeant. Son successeur Harry Truman et les artisans de la nouvelle politique, Dean Acheson, George Marshall et George Kennan, vont alors marier idéalisme wilsonien et réalisme lucide à l’heure de la guerre froide. Il faut absolument que l’Amérique — qui soutient par ailleurs l’indépendance des anciennes colonies européennes — maintienne sa supériorité militaire et fasse pièce à l’Union soviétique et son entreprise de diffusion du communisme et pour cela il lui faut alors des alliés dans le monde dit libre qui partagent ses idéaux de liberté, de démocratie et de justice. Ainsi se mettent en place des accords de sécurité et de défense avec l’OTAN et le Japon, la reconstruction avec le Plan Marshall des économies dévastées par la guerre, les accords de Brettons Woods pour stabiliser les marchés financiers et ceux du GATT pour réguler le commerce international, la création du Fond monétaire international et de la Banque mondiale qui visent à intégrer dans l’économie mondiale les nouveaux États indépendants, et enfin les Nations unies qui visaient à offrir un forum de discussion et de coopération susceptible de désamorcer les tensions.

Obama est conscient que cette politique et la construction d’un système international sans précédent à l’ère atomique ont préservé la paix du monde pendant plus d’un demi-siècle et évité les conflits directs entre grandes puissances, mais qu’ils ont provoqué des affrontements par procuration entre l’Est et l’Ouest dans plusieurs régions. Il ne nie pas que la guerre froide ait par ailleurs conduit les États-Unis à percevoir tout soulèvement nationaliste, combat ethnique, tentative de réforme ou politique un tant soit peu gauchisante comme une menace, et à tolérer et même soutenir pour les contrer des « voleurs comme Mobutu, des voyous comme Noriega, à partir du moment où ils luttaient contre le communisme », sans parler du renversement à l’occasion de dirigeants élus démocratiquement, « avec des réactions en chaîne qui continuent de hanter l’Amérique ». De plus la course aux armements a entraîné une préférence pour les solutions militaires au détriment de la diplomatie. La politique étrangère s’est militarisée pour ainsi dire, mais il remarque que son point fort dans l’immédiat après-guerre a été de faire l’objet d’un consensus entre républicains et démocrates et entre Maison-Blanche, Pentagone, Département d’État et CIA.

Or, note-il avec raison, ce consensus s’est très vite effrité, avec, entre autres, les démocrates accusés de faiblesse envers le communisme (la prétendue perte de la Chine en 1949), le maccarthysme, les républicains accusés (à tort) par Kennedy de retard dans la course aux armements par rapport aux Soviétiques (missile gap), les techniques de guerre psychologique et de désinformation utilisés contre des pays étrangers, des opposants ou censeurs, ou pour couvrir des « bavures » ou des échecs, ou encore pour gagner la sympathie de populations étrangères en faveur de causes contestables. Autant d’idéaux promis à l’exportation mais trahis aux États-Unis mêmes. Le Vietnam allait porter un coup fatal à l’image des États-Unis dans le monde, détruire la relation de confiance entre les Américains et leur gouvernement et ouvrir « une ère de divisions plutôt que de consensus ». Obama dans ces pages ne peut s’empêcher d’exprimer, malgré de très sérieuses réserves, une certaine admiration et sympathie pour Ronald Reagan qu’il crédite de la chute du Mur de Berlin et de la déroute du communisme. Il passe sur l’Administration Clinton, discrète, sans effets d’annonce, mais efficace dans le règlement de plusieurs conflits. « Survint alors le 11 septembre — et les Américains sentirent leur univers basculer ».

Barack Obama qui soutint alors l’Administration Bush dans ses frappes contre les Talibans en Afghanistan (le Sénat fut unanime à autoriser l’emploi de la force) lui décerne un satisfecit pour sa réaction initiale aux attentats revendiqués par Al-Qaïda. Mais il déplore que n’ait jamais été formulée ensuite une nouvelle politique étrangère, adaptée aux défis du XXIe siècle et fondée sur un consensus international, qu’au lieu de cela l’on ait eu droit à une resucée de vieilles recettes : « l’Empire du Mal » de Ronald Reagan remplacé par « l’Axe du Mal » ainsi qu’une version transnationale et non plus « hémisphérique » du « corollaire Roosevelt » à la doctrine de Monroe, la notion de guerre préventive de l’impérialisme progressiste emprunté et remise au goût du jour par les néo-conservateurs un siècle après sa formulation par le 21e président des États-Unis. L’Iraq de Saddam Hussein permit de tester la nouvelle stratégie, avec un retour aux bonnes vieilles accusations d’anti-américanisme et d’anti-patriotisme à l’adresse des opposants. Avec le soutien massif des médias, et sans reculer devant le mensonge (armes de destruction massive), qu’aucun journaliste ne dénonça, George W. Bush vendit sa guerre contre le terrorisme au peuple américain et envahit l’Iraq en 2003, au mépris de la volonté du Conseil de sécurité l’ONU (Cf. Résolution 1441).

Le 2 octobre 2002, neuf jours avant l’adoption, le 11 octobre 2002, par le Congrès des États-Unis d’une résolution conjointe autorisant l’emploi des forces armées américaines contre Saddam Hussein, Obama fit un discours anti-guerre à Chicago. Il avoue qu’il croyait que le dictateur irakien détenait des armes chimiques et biologiques, mais estimait d’une part que la guerre en Afghanistan n’était pas terminée, d’autre part qu’une décision unilatérale de recours à la force de préférence à la poursuite de l’action diplomatique était une erreur. Dans ce discours, il se montra d’une clairvoyance qui huit ans plus tard révèle une remarquable acuité de jugement:

Je sais que même victorieuse une guerre contre l’Iraq exigera une occupation de durée indéterminée, d’un coût impossible à évaluer et aux conséquences imprévisibles. Je sais qu’une invasion de l’Iraq sans plan d’action et sans un fort soutien international ne fera que jeter de l’huile sur le feu au Moyen-Orient, attisera plutôt qu’elle ne calmera les passions dans le monde arabe, et permettra à Al-Qaïda de recruter davantage (Obama, p. 348). [Ma traduction]

On peut s’étonner qu’il n’en tire aucune conclusion aujourd’hui en Afghanistan, d’autant plus qu’il s’est rendu en Iraq en 2005 et en a tiré une analyse lucide de la situation et des erreurs de l’Administration Bush, par exemple d’avoir misé sur l’exilé Ahmed Chalabi, un intrigant corrompu qui a transmis de fausses informations, détourné des fonds et joué un double jeu avec l’Iran. L’enlisement en Iraq révèle une absence de stratégie cohérente. Il ne prétend pas détenir la solution, mais il formule quelques suggestions : éviter la tentation du retour å l’isolationnisme et ne pas se priver de la possibilité de déployer des troupes si nécessaire ; s’employer à rendre le monde plus sûr pour sécuriser l’Amérique ; comprendre que le monde de l’après-guerre froide a changé, que le danger vient aujourd’hui des « zones marginales de l’économie globale », là où règne le non-droit, l’arbitraire, la violence, la pauvreté, et que le terrorisme international avec ses réseaux multiples constitue la menace la plus sérieuse pour la sécurité des États-Unis ; accroître le budget de la défense et maintenir les forces armées au plus haut niveau d’efficacité et de sophistication car l’Amérique sera certainement encore appelée à endosser le rôle de gendarme du monde (sheriff) ; et se rendre compte que plus encore que pendant la guerre froide l’action militaire doit se doubler d’une bataille de l’opinion pour gagner les cœurs du monde islamique et notamment éviter les erreurs ou maladresses qui alimentent l’anti-américanisme.
Il préconise également une méthode. S’il reconnaît aux États-Unis, comme à tout État souverain, le droit de répondre unilatéralement à une agression ou à un danger imminent, il prône dans la plupart des cas le multilatéralisme, la coopération internationale, comme la coalition que Bush père avait réussi à rassembler en 1991 lors de la première guerre du Golfe. Et il insiste, pour restaurer la crédibilité de l’Amérique, sur la nécessité d’aider les pays les plus pauvres et les laissés-pour-compte de la croissance et de la prospérité (l’Afrique notamment), que l’Occident, et en particulier les États-Unis, ont souvent négligés et dont ils ont parfois aggravé la situation par leurs politiques, au mépris de leurs idéaux maintes fois proclamés. Il rappelle opportunément le discours des quatre libertés de Franklin Roosevelt du 6 janvier 1941 : liberté d’expression et de culte, et liberté de vivre à l’abri du besoin et de la peur.

La politique étrangère de Barack Obama pourra, et peut déjà, se mesurer à l’aune de ses analyses et de ses recommandations. Il a beaucoup parlé et écrit pendant sa campagne sur les thèmes que je viens de rappeler. Les dures réalités du pouvoir infléchiront-elles la réalisation de son projet politique ou y feront-elles carrément obstacle ? Le président de la première puissance mondiale doit composer avec son opinion publique, avec le Congrès, avec les différents organes de son Administration, avec ses alliés et avec les puissances rivales, notamment la Chine, le premier créancier du monde qui dispose de 2 000 milliards de dollars de réserves. Je limiterai mon propos sur son bilan aux deux dossiers les plus brûlants, le terrorisme et la guerre afghano-pakistanaise et le conflit israélo-palestinien.

Le président Obama, qui s’est démarqué de la rhétorique de George W. Bush, est accusé sur sa droite par les républicains de considérer que les États-Unis ne sont plus en guerre contre le terrorisme, selon la formule chère à son prédécesseur. Ils se sont d’ailleurs déchaînés après la tentative d’attentat du 25 décembre, au point qu’il a dû préciser que l’Amérique était effectivement en guerre, mais contre Al-Qaïda. Or, selon les informations compilées par Peter Bergen et Katherine Tiedemann pour la New America Foundation (un think tank, groupe de réflexion, à but non lucratif), en moins d’un an, son Administration a mené plus de 50 frappes de drones Predator contre des cibles terroristes au Pakistan, soit plus que George W. Bush en deux mandats. Dans le même temps, sur sa gauche, les libéraux l’accusent de trahir ses idéaux et ses promesses de rétablir l’État de droit. Là encore, l’accusation est infondée. Son ministre de la justice (Attorney General), Eric Holder a pris une série de décisions allant dans ce sens dans les affaires touchant à la sécurité nationale.

Obama, on le constate jour après jour, est un réaliste et un homme de compromis. Il en va du terrorisme comme de la réforme du système de santé. Certains estiment que sa propension au compromis constitue son talon d’Achille, qu’il a tort de composer avec les républicains qui de toute façon veulent sa peau. À vrai dire, il s’est toujours prononcé pour le consensus bipartite au sein du législatif et a toujours déploré les affrontements. Dans la lutte contre le terrorisme, sa formation d’avocat le range instinctivement dans le camp des défenseurs des droits de l’homme. Il a su en particulier changer de ton et adoucir la rhétorique des années Bush. Il sait parfaitement que parler de « croisade » et de « fascisme islamique » contribue à fabriquer des djihadistes. Il a formellement interdit non seulement la torture, mais toute forme de coercition — jusqu’aux cris et menaces — lors des interrogatoires de suspects. On notera toutefois qu’en fait sa politique antiterroriste s’inscrit dans une certaine continuité ; par exemple, les techniques d’interrogation brutales, telle que la simulation de noyade, avaient déjà été abandonnées en 2005 et le système d’écoutes avait aussi été reformé et légalisé sous le second mandat de Bush.

Le facteur décisif semble être l’efficacité et non l’idéologie. On le voit bien pour Guantanamo. Bien qu’il se soit donné un an pour fermer la prison, il a par exemple dépassé la date limite qu’il s’était fixée en raison de difficultés matérielles et juridiques qui ne remettent pas en cause sa promesse. Mais il a aussi commis des erreurs, comme la décision de mener une enquête sur les responsables du renseignement impliqués dans le programme d’interrogatoires post-11 septembre qui n’a pu manquer de porter atteinte au moral de la communauté du renseignement. Les agents de la CIA seront moins enclins à prendre des risques s’ils pensent qu’on les laissera tomber en cas de problème. (Newsweek , 9 janvier 2010)

Sur l’Afghanistan, il a dû aussi affronter les critiques des républicains qui l’accusent de mollesse et d’indécision concernant l’envoi de renforts. On peut être sûr que sa gestion du dossier afghan n’a pas la moindre chance de trouver grâce aux yeux de ses adversaires. Ce qui est plus grave, c’est qu’il risque d’indisposer ses partisans car si le retrait programmé de l’Iraq rassure, l’engagement en Afghanistan inquiète. Certains observateurs font remarquer que les Occidentaux n’y ont jamais gagné une seule guerre. Par ailleurs l’impuissance du gouvernement de Hamid Karzaï n’incite guère à l’optimisme. Et il n’y a pas que les États-Unis dans la galère afghane, mais cela est une autre histoire !

Autre dossier brûlant digne d’un Prix Nobel de la Paix, le Proche-Orient. Il serait inconcevable pour les États-Unis de ne plus prendre pleinement en compte le besoin de sécurité d’Israël. Mais saluer comme « sans précédent » le gel « limité » des implantations dans les territoires occupés qu’a finalement concédé Benyamin Nétanyahou a sérieusement entamé le crédit de l’Administration Obama. Henry Siegman, ancien directeur exécutif du Congrès juif américain, militant très engagé en faveur de la création d’un État palestinien et expert influent de la politique étrangère américaine, s’est récemment livré à un véritable réquisitoire contre la politique de colonisation israélienne et a reproché à l’Administration Obama sa « capitulation ». Siegman dénonce une politique du fait accompli en Cisjordanie occupée qui semble avoir réussi à rendre le projet de colonisation irréversible et la création d’un État palestinien indépendant impossible. Il a des mots très durs pour cette politique :

Quand un État s’installe dans le déni des droits individuels et nationaux d’une bonne partie de sa population, il cesse d’être une démocratie. Quand ce déni se fonde sur l’identité ethnique et religieuse de cette population, cet État pratique une forme d’apartheid, ou de racisme, qui n’est pas très différente de celle qu’a connue l’Afrique du Sud entre 1948 et 1994. Le fait qu’Israël offre un cadre démocratique à la grande majorité juive de ses citoyens ne peut masquer ce changement. Par définition, une démocratie réservée à des citoyens privilégiés, tandis que les autres sont maintenus derrière des checkpoints, des barrières de barbelés et des murs de séparation tenus par l’armée israélienne, n’est pas une démocratie, mais son contraire. […] (The Nation, 7 janvier 2010)

Pour beaucoup, le recul du président américain a détruit le dernier espoir de voir aboutir la solution des deux États et discrédité la ligne modérée prônée par le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, qui a annoncé son intention de se retirer.
Aux yeux d’Henry Siegman il devient urgent pour assurer la paix de recourir à une intervention extérieure contraignante. Pour lui « Le président Obama a une occasion unique de permettre à Israël de renouer avec son idéal fondateur, juif et démocratique, aujourd’hui gravement compromis » à condition de rompre avec les politiques précédentes — ce pour quoi il a été élu. Et il ne fait aucun doute que seuls les États-Unis détiennent la clé de la paix au Proche-orient et les moyens sinon coercitifs du moins incitatifs de peser sur la politique israélienne.

Je terminerai brièvement par quelques autres passages à l’acte en diplomatie tels que les révèle un an de présidence et que je n’ai pas mentionnés, faute de temps.
Dénucléarisation. Dans un discours à Prague en avril 2009 et devant l’ONU en septembre, Barack Obama a appelé à l’émergence d’un monde dénucléarisé.
Russie. L’Administration Obama a affiché sa volonté de repartir d’un bon pied dans la relation avec Moscou, mise à mal par l’Administration Bush. En priorité, la réduction du nombre de têtes nucléaires des deux pays. L’abandon du bouclier antimissile en Europe a par ailleurs été annoncé.
Afrique. L’Amérique y est très populaire, encore plus depuis l’élection d’Obama. C’est là que l’Administration Bush a le mieux réussi. L’Afrique a bénéficié de fonds destinés à la lutte contre le SIDA et la malaria, ainsi que d’une aide accrue au développement.
Cuba. Ont été levées les restrictions sur les transferts d’argent vers Cuba et les voyages des Américains d’origine cubaine, mais pas l’embargo économique imposé à l’île.
Haïti. C’est le dernier dossier en date. On voit bien que les Américains sont chez eux dans la mer Caraïbe et que le rétablissement d’un ordre perturbé est de leur responsabilité, comme au bon vieux temps du Corollaire Roosevelt. La France n’a pas les moyens de concurrencer les États-Unis, qu’il s’agisse d’aide aux sinistrés ou de reconstruction. De plus, le problème pour Washington n’est pas qu’humanitaire ; il est politique : il faut à tout prix éviter un afflux de réfugiés haïtiens sur les côtes de la Floride. Avec un sens consommé de la communication Obama a récemment publié un article sur Haïti dans Newsweek du 15 janvier 2010 (Cf. Le Monde, 20 janvier 2010, p. 15) ; le bénéfice a été triple : il a pu faire l’éloge d’une Amérique généreuse, il a montré qu’il réagissait plus vite et plus efficacement que Bush face à l’ouragan Katrina et il a rassuré les électeurs de Floride en prévision des élections à mi-parcours de 2010.

Incidemment, le site en ligne PolitiFacts qui tient un « Obamamètre » a recensé quelque 500 « promesses » électorales du candidat Obama. Selon lui, un an après son entrée en fonction, 91 ont déjà été tenues, 33 l’ont été partiellement après un compromis au Congrès, 14 ont été trahies et 87 sont au point mort. Restent 275 engagements en cours de discussion parlementaire. PolitiFacts juge par ailleurs sévèrement le non-respect (partiel, il faut le dire) de ses promesses sur la transparence.

Les nuages s’accumulent un an après son inauguration, sur fond de baisse de popularité (51% à ce jour). L’élection d’un républicain quasiment inconnu, Scott Brown, dans le Massachusetts démocrate sur le siège du sénateur défunt Ted Kennedy est un camouflet, dont ses opposants se gargarisent, qui de plus compromet l’adoption du plan de santé dont il a fait une mesure-phare de son Administration (les deux choses paraissent liées, même si des problèmes locaux ont eu leur place dans la campagne). Ce désaveu retentit comme un avertissement qui pourrait contraindre le Président à revoir ses priorités : il s’est occupé de la crise financière, mais il a négligé la lutte contre le chômage (10% actuellement, un record) ; il s’est obstiné à promouvoir une réforme impopulaire dans un pays qui compte certes plus de 50 millions de personnes sans couverture de santé, mais où le concept de solidarité en la matière passe pour une notion communiste attentatoire à la liberté individuelle. D’ailleurs, la célèbre formule de Reagan lors de son discours inaugural de 1981, reprise actuellement par les républicains, fait florès : « Dans la crise actuelle l’État n’est pas la solution à notre problème ; l’État est le problème ».

On peut penser et prédire que Barack Obama fera moins bien qu’Hercule, car les gigantesques travaux à accomplir sont beaucoup plus nombreux, mais espérer qu’il sera mieux loti que Sisyphe, avec un rocher qui s’arrêtera à mi-chemin du flanc de la colline…


Bibliographie succincte

* Obama auteur : Barack Obama. The Audacity of Hope. Thoughts on Reclaiming the American Dream. 2006. New York : Vintage Books, 2008.
* L’élection présidentielle de 2008 :
http://www.usnews.com/articles/news/campaign-2008/2008/11/04/electoral-college-map.html
• La diplomatie d’Obama :
The Economist. November 28th 2009, pp. 13, 51-52.
* Obama et le terrorisme :
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/international/20100111.OBS3304/dans_newsweek__obama_vs_obama.html
http://www.newsweek.com/id/229994
* Obama et Israël :
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/international/20100112.OBS3385/israel__m._obama_ne_capitulez_pas_.html
http://www.thenation.com/doc/20100125/siegman
* L’Amérique d’Obama. Hérodote, revue de géographie et de géopolitique. N° 132. 1er trimestre 2009.
* Obama et la réforme de la santé : The Economist. November 28th 2009, pp. 52-53.
* Hubert Védrine, Le temps des chimères (2003-2009). Paris : Fayard, 2009.
* Le Monde, janvier 2009-janvier 2010.