Les
Noirs américains et l’impérialisme
au tournant du XIXe siècle :
race
et dilemme patriotique
Serge Ricard
Traduction-adaptation
de « Black Americans and U.S. Imperialism: Race and the Patriotic Dilemma »
In American Mosaic. Festschrift In Honor Of Cornelis
A. Van Minnen, ed.William E. Leuchtenburg, Amsterdam: VU University
Press, 2017. pp. 11-19
Les
années 1890 et 1900 sont les pires décennies dans l’histoire des
Afro-Américains depuis leur accession à la citoyenneté en 1868 (14e
amendement). L’élan impérialiste de la fin du XIXe siècle, début du
XXe s’accompagna dans les États du Sud d’une part d’un accroissement
du nombre de lynchages de Noirs, de loin le moyen le plus barbare de contrôle
de l’ordre social[1], d’autre
part de la privation du droit de vote (disfranchisement) de la population de couleur
et d’une ségrégation systématique mise en place grâce aux lois « Jim
Crow » adoptées pour contrer les amendements de la Reconstruction. Cette
privation des droits civiques s’accomplit par le biais de conventions
constitutionnelles ou d’amendements au Mississippi (1890), en Caroline du Sud
(1895), Louisiane (1898), Caroline du Nord (1900, Alabama (1901), Virginie
(1901-1902), Géorgie (1908), et dans l’Oklahoma (1910). Pendant la même
période, le Tennessee, la Floride, l’Arkansas et le Texas parvinrent au même
résultat avec l’impôt préalable à l’inscription sur les listes électorales (poll
tax), sort de
cens ou capitation, et d’autres méthodes — comme « la clause du
grand-père » (grandfather clause) qui excluait des bureaux de vote les
anciens esclaves dont le grand-père ou le père n’avaient pas le droit de vote
en 1867. Alors que les démocrates
du Sud étaient résolument en faveur de l’élimination du vote noir, les
républicains dits lily-white le voyaient surtout comme un moyen de rendre leur parti
plus respectable. Le mouvement profita au « compromis d’Atlanta » de
Booker T. Washington, le célèbre éducateur Afro-Américain, une doctrine qui
constituait « une renonciation du Noir à une participation active à la vie
politique »[2]. Il est
intéressant de noter qu’à l’époque le traitement par l’Administration
républicaine des Cubains et des Hawaïens outre-mer ressemblait à s’y méprendre
à la politique raciale sudiste, tant et si bien qu’elle semblait la
justifier : « les implications du nouvelle impérialisme américain
pour la politique raciale du Sud n’échappèrent pas aux artisans du mouvement de
privation des droits civiques des Noirs (disenfranchisement) »[3].
Bien qu’il n’ait jamais condamné le mouvement, le président Théodore Roosevelt
chercha à plaire aux électeurs noirs ainsi qu’aux républicains lily-white, sans négliger les démocrates
partisans de l’étalon or, les Gold Democrats — opposants en 1896 du candidat
officiel du parti, William Jennings Bryan ; malgré sa nomination de Noirs
à des postes de fonctionnaires fédéraux, son invitation de Booker T. Washington
à dîner à la Maison-Blanche et son périple triomphal dans le Sud, il se mit à
dos tous les groupes avec sa tortueuse politique sudiste. Les relations entre Roosevelt
et la communauté noire empirèrent après l’affaire de Brownsville les 13-14 août
1906, quand le 26e président ordonna le renvoi de l’armée pour
manquement à l’honneur de 167 soldats noirs du 25e Premier Bataillon
d’Infanterie de l’armée américaine, le régiment tenu pour responsable d’une
fusillade mortelle à Brownsville
au Texas, et accusé de « conspiration du silence » pour avoir refusé
de dénoncer les coupables. L’épisode marqua le déclin du républicanisme noir
après quatre décennie de fidélité au parti de Lincoln[4].
Il
y avait une triste ironie dans le fait que les États-Unis s’embarquaient alors
dans une prétendue mission civilisatrice outre-mer alors qu’ils opprimaient
chez eux leurs citoyens de couleur. La guerre hispano-américaine et l’occupation
des Philippines allaient placer les Noirs américains devant un dilemme:
accomplir leur devoir patriotique ne garantissait nullement que leur sacrifice
leur vaudrait la reconnaissance de la nation et l’amélioration de leur
condition, comme le prouverait bel et bien le sort qui leur serait fait
après-guerre ; s’y refuser les ferait passer inévitablement pour
antipatriotes. Débats et désaccords furent vifs au sein de la communauté
afro-américaine, rendus plus intenses par la racialisation croissante de la société
américaine. La guerre hispano-américaine et ses séquelles aux Philippines
étaient inséparables de la lutte contre le racisme aux États-Unis mêmes, une
illustration de ce que W. E. B. Du Bois appelle « la double
conscience », « ce sentiment de toujours se percevoir à travers le
regard de l’autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous contemple
plein de mépris amusé et de pitié[5] ».
Comme
le mouvement indigène « Hawaï aux Hawaïens » de la reine Liliuokalani
dans le Pacifique, la guerre cubaine dans les Caraïbes suscita beaucoup de
sympathie chez les Noirs américains. Au contraire de la plupart de leurs
compatriotes blancs ils savaient que la population de Cuba était massivement
d’origine africaine et considéraient la révolte comme « une guerre menée
par des Noirs ». telle que symbolisée par l’un de ses plus grands héros,
Antonio Maceo, dit «le titan de bronze ». Ils fantasmeraient même sur
l’harmonie raciale et les relations interraciales pacifique en vigueur à Cuba
et s’enthousiasmeraient pour la possibilité d’y émigrer. L’accès de chauvinisme
auquel cède le pays en 1898 les affecte différemment. Ils étaient partagés
entre deux sentiments contradictoires, d’un côté le désir d’accomplir leur
devoir patriotique et de l’autre leur rancœur envers un gouvernement qui ne
protégeait pas leurs droits et même permettait que l’on attente à leur vie et à
leurs biens, renonçant ainsi aux liens réciproques qui le liait normalement à
ses administrés. Pourquoi faire la guerre pour défendre son pays alors que le
contrat social n’était pas respecté ? Pourquoi risquer sa vie pour un pays
qui fermait les yeux sur leur oppression ? À quoi bon verser son sang pour une patrie
ingrate ? Une partie de la presse noire théorisait ce point de vue.
Néanmoins, d’autres voix craignaient que les Noirs ne fussent encore plus
ostracisés s’ils refusaient d’accomplir leur devoir civique et soutenaient
qu’ils gagneraient à s’enrôler et à participer à cette guerre car cela
légitimerait leur exigence de citoyenneté à part entière. D’autres encore
célébrait le patriotisme passé des Afro-Américains et insistaient sur les gains
politiques et économiques que leur participation à la guerre de Sécession leur
avait valu.
Après
que le président William McKinley eut lancé l’appel destiné à rassembler
125 000 volontaires à la fin avril 1898, le débat se déplaça vers le droit
des Noirs de se battre car il paraissait clair qu’on les excluait du corps politique. Il existait déjà
quatre régiments afro-américains dans l’armée des États-Unis, deux régiments
d’infanterie, le 24e R.I. et le 25e R.I., et deux
régiments de cavalerie, le 9e R.C. et le 10e R.C. —
les célèbres Buffalo Soldiers, quatre unités créées à l’origine en 1866 par une loi du
Congrès. Ces quatre régiments devaient participer à la campagne cubaine et être
une source de fierté pour la communauté noire. Mais le problème qui se posa au
départ fut l’impossibilité de satisfaire le grand nombre d’Afro-Américains qui
voulaient s’engager comme volontaire ; le pouvoir de remplir les quotas
appartenait aux gouverneurs des États qui donnaient la priorité à la Garde
nationale malgré le nombre restreints d’unités de couleur ; de plus, les
milices noires étaient systématiquement négligées, à savoir les Afro-Américains
qui servaient dans des milices d’État ségréguées. Cela déclencha des
protestations dans la presse noire à l’échelle nationale. Finalement,
l’Administration céda en mai après un appel de McKinley à la mobilisation de
75 000 volontaires supplémentaires. Le Président ne pouvait ignorer totalement
l’électorat républicain noir. Il encouragea la création de dix régiments de
volontaires fédéraux, les « Immunisés » (Immunes), comprenant des hommes du
Sud dont on pensait à tort qu’ils étaient « immunisés » contre les
maladies tropicales.
Une
fois qu’un nombre plus grand d’Américains noirs eurent obtenu de servir dans
l’armée, une autre controverse se développa concernant les pratiques racistes
et discriminatoires de cette dernière. Il existait une forte opposition à la
présence de Noirs dans l’armée régulière et, par conséquent, les soldats de
couleur, tant réguliers que volontaires, subissaient constamment des
humiliations, n’avaient que peu d’espoirs d’être promus et n’étaient pas
respectés par leurs subalternes blancs. Le racisme institutionnalisé de l’armée
empêchait tout progrès vers l’égalité. La campagne « pas d’officiers, pas
de combat » exigea que les régiments de couleur fussent placés sous le
commandement d’officiers noirs et non pas blancs comme le voulait la coutume.
Mais le mouvement tourna court car ses partisans craignaient qu’il ne
compromette les chances d’émancipation que la guerre offrait. Être autorisé à
s’engager dans des régiments de volontaires et y servir comme officiers était
malgré tout une victoire pour les Afro-Américains, mais ce progrès n’était que
transitoire car ces unités seraient dissoutes après la guerre[6].
La
participation à la guerre hispano-américaine ouvrit les yeux aux Noirs
américains. Au cours de leur descente vers la Floride pour aller s’embarquer
pour Cuba les régiments noirs furent confrontés au racisme flagrant et à
l’hostilité des communautés du Sud où qu’ils soient cantonnés. Les nombreux
volontaires venus du Nord n’avaient jamais rencontré pareille haine ;
certains résistèrent à la ségrégation par la force, ce qui entraîna des
représailles et intensifia la violence des Blancs. On était loin de l’accueil
enthousiaste qu’ils avaient reçu des Américains tout au long du chemin dans le
Nord. Les émeutes de Tampa des 6 et 7 juin 1898 résument les affrontements raciaux
incessants qui opposèrent soldats et civils blancs aux troupes noires —
affrontements desquels ces dernières furent systématiquement tenues responsables.
Leur calvaire se poursuivit pendant leur transport à Cuba car la ségrégation
était appliquée sur les navires.
Le
corps expéditionnaire américain, fort de 17 000 hommes, quitta Tampa le 14
juin 1898 et atteignit Daiquiri une semaine plus tard. La première bataille de
la campagne cubaine eut lieu à Las Guasimas le 24 juin 1898. Les troupes noires
se battirent bien ; le 10e R.C. — les Smoked Yankees, comme les appelaient les
Espagnols (Yanquis ahumados) — assistèrent de façon décisive les fameux « rudes
cavaliers » (Rough Riders) de Leonard Wood et Théodore Roosevelt. Plus sanglantes
furent les batailles de El Caney et San Juan Hill. Les unités de couleur — les
troupes régulières des 24e et 25e R.I. et les 9e
et 10e R.C. se distinguèrent une fois de plus. En fait, au dire de
plusieurs témoins oculaires, le 10e R.C. évita aux Rough
Riders d’être
anéantis[7].
L’Amérique
avait du mal à accepter le patriotisme et l’héroïsme des Noirs. Alors que la
presse de couleur rayonnait de fierté en relatant les exploits des troupes
noires à Cuba, la presse de l’Amérique blanche minimisait ou se moquait de leur
contribution. Pourtant, leur courage et, parfois, leur héroïsme étaient
attestés par d’innombrables témoignages de soldats, y compris par des officiers
blancs et des combattants espagnols. Un coup inattendu fut porté à la fierté
qu’inspirait aux Afro-Américains leur rôle dans cette guerre par le héros de
San Juan Hill, le colonel Théodore Roosevelt, qui avait été élu gouverneur de l’État de New York à son
retour de Cuba. Après avoir loué à plusieurs reprises l’admirable contribution
de l’infanterie et de la cavalerie noires, il se mit soudain à dénigrer leur
comportement et à mettre en doute leur courage au feu dans un article sur les Rough
Riders dans Scribner’s
Magazine,
déclenchant à cette occasion une controverse qui dura plus d’un an et fut même
ravivée à la suite de l’affaire de Brownsville en 1906. Roosevelt refuserait de
se rétracter et inclurait même dans son livre The Rough Riders, publié par Scribner’s
l’accusation insultante sur la propension des Noirs à la couardise et la
nécessité d’encadrer les troupes noires par des officiers blancs pour compenser
leur prétendue incapacité à prendre des initiatives[8].
Dans
la foulée de la victoire sur l’Espagne l’occupation et la pacification des
Philippines suscitèrent un débat national qui se focalisa sur l’impérialisme et
le « fardeau de l’homme blanc », et qui dans la communauté
afro-américaine naturellement porta tout particulièrement sur la question
raciale. Comme dans le cas de la rébellion cubaine la presse noire souligna les
affinités raciales avec les Philippins qui luttaient pour leur liberté
(« nos semblables », « nos cousins de couleur »), dénonçant
les faux-semblants et l’hypocrisie de « l’anglo-saxonnisme » et
l’argument du « devoir de civilisation ». Si fardeau il y avait,
c’était celui que portaient les noirs américains opprimés et victimes de la
ségrégation que les Américains blancs avaient un devoir de libérer — un thème
fréquemment abordé. Ce type de raisonnement eut une résonance toute
particulière dans les mois qui suivirent la fin des combats à Cuba du fait de
la dramatique flambée de violence contre les Afro-Américains, notamment les
horribles lynchages dont Emilio Aguinaldo, le chef des rebelles philippins, fit
état dans sa propagande destinée aux soldats noirs qui servaient aux
Philippines. Comme déjà noté, la presse noire était empêtrée dans un conflit
moral et affrontait un dilemme :
Derrière leurs débats
éditoriaux se profilait un dilemme que les Noirs américains ne résolurent
jamais complètement durant toute la durée de l’insurrection philippine, un
dilemme né de leurs obligations en tant que citoyens américains et de leur
proximité idéologique et raciale avec les insurgés. Conscients de la tendance
dans certains milieux à assimiler la critique de l’expansionnisme à de la
déloyauté et de la trahison, ils hésitaient à adopter une position qui
jetterait le doute sur leur patriotisme. En même temps, cependant, les citoyens
noirs étaient très sensibles au « traitement subi par . . . les races à la
peau sombre » aux Philippines et reconnaissaient que souscrire au contrôle
américain de l’archipel à seule fin de prouver leur propre patriotisme revenait
pour eux à se placer dans une délicate situation d’opposition à l’octroi à un
peuple de couleur dans le Pacifique des libertés auxquelles eux mêmes aspiraient
dans leur pays.[9]
Dans l’ensemble
l’anti-impérialisme domina le débat, surtout après le départ pour l’archipel
des troupes de couleur régulières que n’accompagna aucune des joyeuses
célébrations qui avaient marqué leur embarquement pour Cuba un an plus tôt. Les
Noirs qui soutenaient l’expansionnisme soit avaient été nommés à des postes
fédéraux par McKinley, soit s’attendaient à l’être. Ces loyalistes exposaient
le point de vue officiel de l’Administration sur l’expansion et insistaient sur
ses avantages pour « la race » ou en appelaient au patriotisme du
citoyen noir, mais ils n’étaient nullement au diapason de l’opinion majoritaire
afro-américaine[10].
La
coalition anti-impérialiste de 1898-1900 comprenait des appariements
improbables ; les anti-impérialistes noirs se retrouvèrent en la compagnie
de leurs oppresseurs, les démocrates sudistes qui craignaient l’adjonction à la
population des États-Unis de dix millions de « nègres » appartenant à
une race inférieure et qui, paradoxalement, étaient prêts à leur accorder
l’indépendance au nom du principe du « consentement des gouvernés »
alors qu’ils privaient les Noirs américains de cette même liberté. Les mêmes
arguments racistes sous-tendaient les points de vue des impérialistes et
anti-impérialistes blancs, qu’ils veuillent laisser les Philippins tranquilles
ou qu’ils veuillent les civiliser. En fait, comme le proclamait W. E. B. du
Bois, « le problème du XXe siècle [était] la ligne de partage
des couleurs (the color line) » qui coïncidait avec la poussée expansionniste de
la nation américaine et de ce fait devint partie intégrante de l’argumentation
des deux camps[11].
L’accusation la plus efficace contre les anti-impérialistes consistait à les
traiter d’antipatriotes et à assimiler la critique à de la trahison, comme cela
se produisit pendant la campagne électorale de 1900. Les Noirs y échappèrent
car ils étaient moins audibles que leurs homologues blancs au sein du Parti
démocrate ou de la Ligue anti-impérialiste. Deux ans plus tard, pendant la
controverse sur les exactions de l’armée et l’emploi de la torture dans
l’archipel, le président Roosevelt, dans son discours le jour du souvenir des
morts pour la patrie (Memorial Day) au cimetière d’Arlington, le 30 mai 1902, s’en
pris sans ménagement aux anti-expansionnistes du Parti démocrate ; il
dénonça leur sollicitude à l’égard les Philippins et l’hypocrisie de leur point
de vue humanitaire, comme il l’avait fait en 1900, comparant la violence
exercée par l’armée américaine contre les rebelles, qu’il minimisait, et les
lynchages dans le Sud raciste, qu’il estimait beaucoup plus barbares et
dégradants[12].
Avec
la vague de « négrophobie » qui s’empara de tout le pays les citoyens
noirs ne mirent pas longtemps à « s’apercevoir que les préjugés raciaux ne
se limitaient pas au Sud profond »[13].
De plus, la guerre aux Philippines pour soumettre « nos petits frères de
couleur » les aida à se rendre compte que la « phobie des peaux
sombres » (colophobia) existait dans tout l’Occident, comme le soulignèrent W.
E. B. Du Bois et d’autres à la Conférence panafricaine qui se tint à Londres en
juillet 1900. Les impérialistes révélèrent également leur vraie nature lorsque
les États-Unis se joignirent à l’expédition internationale rassemblée pour
écraser la rébellion des Boxers en Chine au nom de la politique de la
« porte ouverte », ce qui incita certains des critiques noirs à
demander à McKinley de maintenir plutôt une « porte ouverte » pour
les Afro-Américains aux États-Unis. Le plus révélateur toutefois fut l’expérience
philippine des Noirs, celle des soldats et correspondants de guerre qui furent
témoins du mépris des Blancs pour les autochtones et de l’institution de la
ségrégation par les forces d’occupation. La « pacification » tournait
à la guerre raciale[14].
William Jennings Bryan, le candidat démocrate à l’élection présidentielle de
1900, qui avait déclaré que l’impérialisme était la question primordiale de la
campagne était parfaitement conscient de l’importance du vote noir qu’il
courtisa assidument. Bien qu’hésitant dans l’ensemble à abandonner les
républicains, un certain nombre de Noirs se détournèrent du parti de Lincoln
pour soutenir le programme démocrate. ; ils n’étaient pas indifférents aux
sirènes de l’anti-impérialisme et sa défense de la liberté, comme l’attestent
les articles parus dans de nombreux journaux et hebdomadaires afro-américains
pendant la campagne. Willard B. Gatewood, Jr., note que « dans des proportions
extraordinaires l’hostilité des Noirs fut dirigée à l’encontre du candidat
républicain à la vice-présidence, Théodore Roosevelt ». Son dénigrement
des troupes noires à Cuba leur restait sur le cœur ; son image dans une
bonne partie de la communauté noire était celle d’« un raciste ingrat qui
avait contesté la vaillance et la bravoure des soldats noirs qui lui avaient
sauvé la vie ». Loin de retirer ses propos il avait maintenu son
appréciation négative de l’année précédente, rédigée en des termes insultants
qui faisaient écho aux préjugés habituels des Blancs, attribuant la prétendue
panique des soldats noirs « aux superstitions et frayeurs du nègre,
naturelles chez ceux qu’une seule génération sépare de l’esclavage et à peine
plusieurs de la pire barbarie ». À l’approche de l’élection, il atténua
ses critiques, sans toutefois convaincre, le 7 octobre 1900, dans une interview
accordée au reporter d’un journal de Chicago, évitant toute allusion à la
couardise des Noirs[15].
Les
soldats noirs américains aux Philippines étaient les auxiliaires réticents de
l’empire, traités aussi mal par leurs frères d’armes que les autochtones dont
ils avaient la charge, déchirés entre leur empathie raciale et leur devoir
patriotique, furieux de faire partie d’un groupe minoritaire opprimé non-blanc
engagé dans la soumission d’une population non-blanche dans une guerre coloniale. Leurs lettres au pays ne
faisaient guère mystère de leur conflit d’allégeance. En décembre 1900, les
forces américaines comptaient 70 000 hommes et officiers, dont plus de
6 000 Noirs dans l’armée régulière et chez les volontaires. Aguinaldo et ses
hommes, qui espéraient une victoire démocrate en novembre 1900, avaient
intensifié leur résistance à l’armée d’occupation. Leur propagande suivait
attentivement la situation socio-politique aux États-Unis ; ils étaient
très au fait des activités des anti-impérialistes et parfaitement au courant
des émeutes raciales et des lynchages qu’ils utilisaient habilement pour
décourager les troupes noires et éveiller leur sympathie raciale. Les
« Negritos americanos », comme les appelaient affectueusement les
Philippins, se battaient bien et étaient complimentés en maints endroits ; ils
étaient également des agents du processus d’américanisation : supervision
des élections, mise sur pied des systèmes éducatifs et juridiques et entretien
des installations relatives à la santé publique. Ils se mêlaient à la
population et rencontraient des gens socialement ; au contraire des
soldats blancs qui les traitaient de « moricauds » (niggers), ils respectaient les
autochtones[16].
L’ironie
découlant de l’emploi de troupes de couleur pour réprimer l’insurrection
philippine n’avait pas échappé aux anti-impérialistes. Le pittoresque
personnage irlando-américain de l’humoriste Finley Peter Dunne, Mr. Dooley, résumait d’une formule
plaisamment provocante l’absurdité de la situation en parodiant le célèbre
poème de Rudyard Kipling : « Saisissez-vous du fardeau de l’homme
blanc et passez-le aux nègres ». Roosevelt adora la
« délicieuse » la formule de Dunne qui mettait en évidence
l’incongruité de la théorie expansionniste, mais n’était « pas encore prêt
à abandonner la théorie »[17].
Étant donné la position inconfortable des Afro-Américains dans cette guerre, il
est surprenant que seulement une douzaine d’entre eux aient déserté pour
rejoindre la rébellion. Le phénomène ne mérite d’être noté que parce qu’il y en
eut si peu, moins que parmi les régiments blancs où les désertions avaient
d’autres raisons. Le déserteur le plus connu est David Fagen du 9e
Régiment de Cavalerie qui déserta le 28 novembre 1899, puis fut capturé et tué
à la fin novembre 1901, grâce à un plan concocté le général Frederick N.
Funston, auteur de la capture d’Aguinaldo. En tant que déserteur ayant embrassé
la cause de la libération des Philippines, il inspira un roman polémique deux
ans plus tard, Loyal Traitors (traîtres loyaux) de Robert L. Bridgman, et son acte
rappelle le cas de John W. Calloway qui en 1900 exprima sa solidarité avec le
peuple philippin, critiqua par écrit la politique américaine dans l’archipel et
fut renvoyé pour conduite déshonorante. À vrai dire, malgré leur statut
inférieur dans l’armée et la permanence de la discrimination et des
humiliations, les soldats noirs restèrent massivement loyaux au drapeau
américain. Ils continuèrent d’espérer que leur bilan leur vaudrait une
augmentation du nombre de régiments noirs et de nominations d’officiers noirs,
et leur ouvrirait des possibilités d’avancement. Le projet de loi sur la
réorganisation de l’armée en février 1901 fut une déception sur tous les plans.
Néanmoins, les soldats noirs sur l’archipel faisaient état positivement des
opportunités dans l’agriculture et les affaires qui s’offraient aux
Afro-Américains entreprenants[18].
Le
4 juillet 1902 Théodore Roosevelt annonça la fin de l’insurrection et proclama
une amnistie, une décision tactique qui découragea les rebelles et coupa
l’herbe sous les pieds de la Ligue anti-impérialiste. À l’automne, la plupart
des troupes de couleur étaient de retour, à l’exception de celles qui furent
rendues à la vie civile sur place. Leur retour attira moins de publicité que
celui des vétérans noirs de la guerre hispano-américaine. L’impérialisme avait
cessé d’être un sujet de discussion dans la communauté noire ; l’empire
américain outre-mer était un fait acquis, une donnée nouvelle. L’acquisition de
possessions territoriales avait engendré un intérêt pour l’émigration des Noirs
à Cuba, à Hawaï ou aux Philippines — désignées par la presse
afro-américaine de « paradis
pour les hommes de couleur » — entretenu par l’attrait d’une vie meilleure
dans des sociétés multiculturelles qui offraient un échappatoire à l’oppression
et à la misère. Les démocrates sudistes comme le sénateur de l’Alabama John T. Morgan
prirent en marche le train des projets d’émigration dans lesquels ils voyaient
la solution du « problème noir » aux États-Unis. Roosevelt nomma T.
Thomas Fortune du New York Age commissaire spécial à Hawaï et aux Philippines pour y
étudier la faisabilité du plan Morgan, mais finalement, l’opposition conjointe
à la fois des Noirs et des Blancs, pour des raisons entièrement différentes
sonna le glas du projet. De plus, le remplacement de William H. Taft,
gouverneur civil des Philippines, par Luke E. Wright, un ex-soldat confédéré du
Tennessee, diminua l’intérêt de l’archipel aux yeux des Noirs[19].
L’expérience
afro-américaine à Cuba et aux Philippines leur laissa un goût amer. Leur
sacrifice n’entraîna pas comme ils
l’espéraient une amélioration de leur condition ; le pays fut très vite
oublieux après une reconnaissance éphémère de leur service à la nation ;
la ségrégation et les tensions raciales ne disparurent pas mais au contraire
s’étendirent au Nord. L’homme noir était le laissé pour compte de
l’empire ; les Américains blancs semblaient se préoccuper davantage des
peuples colonisés que de leurs concitoyens noirs. Comme l’écrivait Edward E.
Cooper dans le Colored American, « [il] semble que nos amis blancs aient coutume
d’accorder leur sympathie à l’homme noir le plus éloigné possible de leur
vue » [20].
[1] Manfred Berg, Popular Justice: A
History of Lynching in America (Chicago: Ivan R. Dee, 2011), 90-116.
[2] C. Vann Woodward, Origins of the New
South, 1877-1903 (1951;
Baton Rouge, Louisiana State University Paperback, 1966), 323.
[4] Woodward, Origins of the New South, 321-326, 461-467; Emma Lou Thornbrough, “The
Brownsville Episode and the Negro Vote,” The Mississippi Valley Historical
Review 44.3 (December 1957): 469-493;
Ann J. Lane, The Brownsville Affair: National Crisis and Black Reaction (Port Washington, N.Y.: Kennikat Press, 1971); John
D. Weaver, The Brownsville Raid
(College Station: Texas A&M University Press; 1992); Edmund Morris, Theodore
Rex (New York: Random House, 2001),
453-455, 462-468, 481-482; Mark Tomecko, “Jumping ship: The Decline of Black
Republicanism in the Era of Theodore Roosevelt, 1901-1908,” M.A. thesis,
University of Akron, 2012.
[6] Willard B. Gatewood, Jr., Black
Americans and the White Man’s Burden, 1898-1903 (Urbana: University of Illinois Press,
1975), 17-21, 22-40, 154-179; Lisa Brock, “Back to the Future: Black Americans
and Cuba in the Time(s) of Race,” Journal of African and Afro-American
Studies 12.1 (1994):
9-32; Timothy D. Russell, “African Americans and the Spanish-American War and
Philippine Insurrection: Military Participation, Recognition, and Memory,
1898-1904,” Ph.D. dissertation, University of California, Riverside, 2013,
16-33, 52-106.
[7] Russell, "African Americans and the
Spanish-American War and Philippine Insurrection," 115-162; Gatewood,
Black Americans and the White Man's Burden, 41-54; 47-55, 57-60.
[8] Gatewood, Black Americans and the
White Man's Burden, 102-108,
201-204; Theodore Roosevelt, “Rough Riders,” Scribner’s Magazine 25 (April 1899): 436; Roosevelt, The
Rough Riders, Introd.
William N. Tilchin (1899; New York: Barnes & Noble, 2004), 79-81.
[11] Gatewood, Black Americans and the
White Man's Burden, 255.
Sur Du Bois et “la ligne de couleur” voir http://www.gutenberg.org/files/408/408-h/408-h.htm (accessed November 30, 2016).
[12] Richard E. Welch, Jr., Response to
Imperialism: The United States and the Philippine-American War, 1899-1902 (1979; Chapel Hill: The University of
North Carolina Press, 1987), 143-145; Michael Patrick Cullinane, Liberty and
American Anti-Imperialism,
1898-1909 (New York:
Palgrave Macmillan, 2012), 140-141; Roosevelt, The Letters of Theodore
Roosevelt, ed. Elting E.
Morison, John M. Blum, et al., 8 vols. (Cambridge, Mass.: Harvard University Press,
1951-1954), 3: 268, n. 2; Roosevelt, Presidential Addresses and State
Papers, Homeward Bound
Edition, 8 vols. (New York: The Review of Reviews Co., 1910), 1: 60-61.
[14] Ibid., 222-231Sur la racialisation de la
conquête et l’administration des Philippines, voir Paul A. Kramer, The Blood
of Government: Race, Empire, The United States, and the Philippines (Chapel Hill: The University of North
Carolina, Press, 2006), 114-116, 121-124, 130-157.
[15] Roosevelt to Robert J. Fleming, May 21, 1900, Morison, Blum, et al., eds., Letters of TR, 2:
1304-1306; Chicago Daily News,
October 7, 1900, Indianapolis Freeman, October 13, 1900; Gatewood, Black Americans and the White
Man's Burden, 232-245, 247, 249, 254.
[16] Willard B. Gatewood, Jr., Smoked Yankees and the
Struggle for Empire: Letters from Negro Soldiers 1898-1902 (Urbana: University of Illinois Press, 1971);
Gatewood, Black Americans and the White Man’s
Burden, 262-263, 274-282, 285-286.
[17] Gatewood, Black
Americans and the White Man’s Burden,
286-287; Finley Peter Dunne, Mr. Dooley in the Hearts of his
Countrymen (1899; Boston: Small,
Maynard & Company, 1914), 225; Roosevelt to Finley Peter Dunne, January 6,
1900, Morison, Blum, et al., eds., Letters of TR, 2: 1134.
[18] Gatewood, Black Americans
and the White Man’s Burden, 287-292;
Russell, “African Americans and the Spanish-American War and Philippine
Insurrection,” 170-171, 179-188, 192-215.
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